• 1.



    L'air était doux et le vent caressait de sa brise les herbes folles des collines. Ravies de ce traitement, celles-ci exhalaient mille parfums qui enivraient des nuées d'insectes bourdonnant. Le vent bondit de collines en collines jusqu'à la plus proche ferme. Rebondissant sur le toit de la remise, il s'enroula autour des piliers de l'auvent puis s'approcha des murs aux quadrillages de bois pour regarder par la fenêtre.
    Tout était parfaitement calme. Trop calme.

    Un hurlement perçant déchira la tranquillité de cette fin de matinée. Dans une des chambres de la demeure, une jeune fille était penchée sur son petit frère.
    - Tais-toi, tais-toi, tais-toi ! répétait-elle à mi-chemin entre la supplication et l'exaspération.
    Mais impossible de le calmer. Car un drame horrible venait de se produire. Sa petite menotte avait lâché son biscuit qui s'était brisé. Et toutes les promesses de remplacement que lui faisait sa sœur ne le consolaient en rien. Voyant qu'elle était impuissante, celle-ci se résigna à l'inéluctable. Qui ne tarda pas à se produire.
    La porte de la pièce coulissa sans ménagement, livrant passage à un homme de forte stature.
    - C'est pas un peu fini ce boucan ! dit-il avec colère. Ceux qui travaillent dans cette maison aimeraient bien profiter des heures de repas pour se reposer ! Y'a pas à dire mais tu sais vraiment pas t'occuper de ce gosse, ma pauvre.
    Et sur cette véhémente tirade, il tourna les talons et referma la porte avec autant de délicatesse qu'il l'avait ouverte.
    Laissée sans possibilité de réponse, la jeune fille tira une langue vengeresse à la porte. Stupide, stupide grand frère ! Elle grogna quelques imprécations bien senties sur la capacité de Kento à comprendre l'éducation des enfants en particulier, et quoi que ce soit qui n'ait pas trait à l'élevage des bêtes et au travail des champs, en général.

    Elle en avait plus qu'assez d'être considérée comme la servante de la maison. Elle se demandait souvent comment sa mère pouvait supporter ça depuis si longtemps. Cinq hommes à la maison… cela en faisait une somme considérable de travail… évidemment, elle l'aidait du mieux qu'elle pouvait ; elle ne faisait même que ça, en y pensant. Elle se trouvait coincée entre l’autorité de ses deux frères aînés et la tyrannie enfantine des deux plus jeunes. Le mariage était la seule solution pour enfin quitter la demeure familiale. Tout ça pour certainement retrouver la même chose chez son mari….

    Bientôt, la maison se vida de nouveau. Kento et Tensuke étaient partis avec leur père pour vendanger les quelques acres de vignes qu’ils possédaient. Ryuji avait repris le chemin de l'école et le petit Lon avait enfin décidé de s'endormir. C'était l'heure où l'on pouvait enfin vaquer à ses occupations sans être sans cesse dérangées.
    - Saï ! Il faudrait que tu ailles à la ville faire quelques courses ! appela sa mère en sortant de la maison avec un panier de linge plus haut qu'elle. Il n'y a plus de fruits, le riz et les haricots rouges ne vont pas tarder à manquer… et il va me falloir du tissu pour habiller Ryuji. Il grandit à une allure...

    La jeune fille acquiesça tapageusement, elle savait parfaitement ce qui manquait dans cette maison, l'état des stocks du garde-manger ayant été fait minutieusement le matin même. Et pour tout ce qui concernait des domaines moins féminins que la cuisine, ses frères s'étaient fait un plaisir de lui signaler.

    Saï se rendit à l'enclos où un âne mâchonnait distraitement son herbe. Elle installa sur son dos les deux énormes paniers d'osier, grimpa sur son échine et le dirigea sur le chemin qui menait à Kachi-Kashyu. Faire les courses, ça c'était la corvée qu'elle préférait. Enfin seule et tranquille, elle pouvait laisser vagabonder ses pensées par delà un quotidien où l'utilisation de l'imagination s'apparentait à une indécente perte de temps.

    Après un petit quart d'heure de marche le long du sentier poudreux, les premières maisons du bourg commencèrent à s'égrener autour d'eux, ombragées de grands érables argentés. Ils dépassèrent les bâtiments de l’école. Devant ses toits délicatement recourbés et ses galeries extérieures où les élèves pouvaient se promener entre deux cours et profiter de la tranquillité des jardins, Saï soupira avec envie, comme souvent. Ses frères avaient toujours fait des histoires sans fin pour y aller, alors qu'elle aurait tant voulu s'installer sur ses vieux bancs pour découvrir toute la connaissance du monde. Oh, bien sûr, elle avait déjà fréquenté ses salles de classes, juste le temps d'apprendre à lire et à écrire. C'était bien tout ce qu'une fille avait besoin de savoir. Elle était bien plus utile à la maison, apprenant les mystérieux arcanes du ménage et de la cuisine.
    Dire que la jeune fille aurait tant aimé connaître l'histoire, la vraie, celle où les héros ne sont pas toujours beaux, grands, forts et sans défauts comme dans les légendes dont elle avait été abreuvées. Les mathématiques étaient également une science qui la fascinait par ses symboles et son côté hermétique. Enfin, ce n'était qu'un rêve d'instruction qui n'aboutirait à rien. Comme beaucoup de rêves.

    Au-dessus des maisons apparut soudain la silhouette majestueuse d'un griffon prêt à s'envoler. D'ici, la statue de bois qui ornait le toit du grand temple de Kachi-Kashyu semblait veiller sur le village.
    - Griffon Gardien, sur nous tous étends tes ailes protectrices, marmonna Saï avec une dévotion toute machinale.
    L'âne suivait docilement la rue principale et il passa bientôt devant les degrés de grès qui menaient à l'esplanade du temple. Saï lui fit ralentir le pas pour jeter un coup d'œil à travers la haute arche rouge qui marquait l’entrée du domaine sacré. Elle aimait entendre les récits venus d'au-delà de la mer dont les conteurs venaient parfois animer la ville pour quelques piécettes. Aujourd'hui, plusieurs personnes étaient rassemblées sur la place, la plupart accompagné de petits enfants qui écoutaient l'orateur, bouche bée. La jeune fille tendit l'oreille.
    - …ainsi, rempli de colère contre l'orgueil des hommes, Ull dieu des cieux appela vers lui Ti, son épouse bien-aimée. Mettant pour un instant leurs différends de côté, K'rr le Sombre vint aussi rejoindre son frère, menant avec lui Lo, sa femme, maîtresse des mers et des tempêtes. Unissant leurs forces, les Quatre Dieux Aînés frappèrent notre monde, brisant l'Empire des hommes en une traînée de petites îles, destinées à ne plus jamais s'unir. Depuis ce temps….

    Saï fit une moue d'écœurement et passa son chemin. Le mythe de la fin de l'Age d'Or, la naissance des îles… on avait dû lui rabâcher une bonne centaine de fois depuis sa naissance. La jeune fille n'aimait pas trop les histoires mettant en scènes les Dieux Aînés, ils étaient trop… trop puissants, trop ombrageux, trop distants, en un mot, trop impressionnants pour une jeune fille à l'esprit romanesque. Elle préférait de beaucoup les aventures des Dieux Puînés, Lune, Soleil et Vent, les enfants de Ull et Ti. Beaucoup plus proches des hommes, ils ne se contentaient pas de manifester leur existence par toute une panoplie de calamités diverses. Sa mère l'avait élevé dans le respect de Lilan, la lune compatissante, et la jeune fille allait parfois se recueillir devant l'autel qui lui était consacré dans l'enceinte du temple du Griffon Gardien.
    Kachi-Kashyu n'était qu'un petit village et il s'agissait de son seul temple. Saï rêvait d'aller jusqu'à Derusto, la capitale de l'île. Et pas seulement pour voir le grand temple de marbre blanc de Lilan… Les gens racontaient qu'il y avait tant de choses amusantes, comme des pièces de théâtre ! Même si Saï se demandait s'il s'agissait d'une distraction très correcte.
    Comme souvent, c'était la tête pleine de rêveries que Saï fit son marché dans les rues tranquilles du village. Elle fut brutalement tirée de ses pensées par une jeune fille qui se jeta à son cou.
    - Saï, ma chère Saï, tu ne devineras jamais la grande nouvelle ! lui claironna-t-elle dans les oreilles.
    - Fumiko, mais qu'est-ce qu'il t'arrive ? protesta la jeune fille qui venait d'avoir la peur de sa vie.
    - Je vais me marier ! continua son amie surexcitée. Avec le fils du tisserand ! Il paraît qu'il travaille très bien et que nous irons très bien ensembles ! En plus, il est vraiment très beau !
    Saï écarquilla les yeux sous ce déluge de points d'exclamation. Mais devant ce regard si brillant de bonheur anticipé, elle ne put que féliciter chaleureusement son amie de cet événement.
    Après lui avoir fait promettre une bonne dizaine de fois de venir à son mariage, Fumiko partit toute sautillante dans les rues. En la suivant du regard, Saï ne pouvait qu'espérer que ce bonheur durerait. Et même si la jeune fiancée lui avait assuré, avec l'optimisme de ceux qui sont à l'aube d'une nouvelle vie, que son tour viendrait bientôt et qu'il ne fallait pas désespérer, elle ne pouvait s'empêcher de songer qu'elle, elle n'était vraiment pas pressée. Il faut dire que vivant déjà avec quatre garçons, elle n'avait aucune envie d'en rajouter un. Il lui fallait des chimères bien plus aventureuses.
    Tandis qu'elle disposait avec soin les tomates sur le dessus du panier, une ombre passa sur elle. Levant les yeux, elle vit la forme sombre d'un griffon voler vers la caserne. Une fois de plus son imagination s'emballa. Comme il devait être merveilleux de pouvoir voler ainsi…
    Si la jeune fille avait su la raison qui faisait revenir à tire d'aile monture et cavalier, son sourire se serait vite effacé.

    ***


    Le choc des haches résonnait dans la clairière. Pour les guetteurs dissimulés dans les arbres, chaque coup ouvrait une blessure au cœur.
    Ces dernières années, les hommes avaient progressé de plus en plus vite dans la forêt, à la recherche des essences rares qui se vendaient si cher au-delà des mers. Mais le métier de bûcheron devenait dangereux, ils étaient arrivés sur un territoire qui n'était pas le leur. Le territoire de farouches créatures, bien décidées à le défendre contre les intrus.

    Au milieu des arbres sonna une corne, puissante et décidée. Les hommes suspendirent leur geste, la hache prête à frapper. L'éclair de la peur dans les yeux, ils savaient trop bien ce que cela signifiait. Des dizaines d'hommes-félins hurlant jaillirent des arbres et se jetèrent sur eux. De stature plus petite que les humains, il aurait été stupide de les croire plus faibles. Ils compensaient ce défaut de force par une vitesse et une agilité incroyable qui faisaient échouer dans l'herbe la plupart des coups de haches maladroits des bûcherons.

    La mêlée fut sauvage, chaque partie n'imaginant même pas qu'il pouvait être possible de parlementer avec l'autre. Dans le ciel, le Cavalier Céleste sur son griffon qui patrouillait au-dessus de la clairière réagit instantanément. Il fit piquer sa monture d'un mouvement fluide. Malgré le peu de marge de manœuvre qu'il avait au milieu des arbres, l'animal saisit des hommes-félins dans ses serres puissantes avant de remonter de quelques coups d'ailes pour les jeter violemment sur le sol. Mais les créatures de la forêt frappaient vite et avec précision. Leur raid accomplit, elles s'égayèrent aussitôt entre les arbres, laissant dans la clairière quelques-uns des leurs au milieu des bûcherons massacrés.

    Et le Cavalier Céleste resta seul et impuissant au-dessus de ce désastre. Il devait tout de suite retourner informer son chef d'escadrille.

    ***


    Dans la salle d'audience, Trilyu se raidit au garde-à-vous. Il venait de remonter à toute allure la voie hiérarchique. Après avoir fait son rapport à son chef d'escadrille, il s'était aussitôt retrouvé devant le commandant de la caserne pour finir devant le seigneur de Kachi-Kashyu lui-même, racontant son histoire pour la troisième fois.
    Assis sur un grand tabouret de bois incurvé, le Seigneur Erato fixait les trois hommes debout devant lui, son menton carré enfouit dans sa main. C'était un bel homme qui aimait sentir l'effet qu'il produisait sur les gens. Pour l'instant il retenait sa colère car ses Cavaliers s'attendaient à une explosion de sa part.
    - Très bien, dit-il enfin d'une voix parfaitement maîtrisée. Commandant, je ne veux plus voir personne dans cette damnée forêt tant que nous n'aurons pas résolu ce problème d'hommes-félins, vous m'avez bien compris ?
    - Parfaitement, Seigneur, répondit le commandant, nullement intimidé. Nous surveillerons les abords de la forêt et j'y enverrais des éclaireurs. Mais la Guilde des Marchands risque de ne pas apprécier que nous leur coupions leur principale ressource.
    Les narines du Seigneur Erato frémirent dangereusement.
    - Si ce sac de saindoux de Pelbintuic trouve quelque chose à redire à cette décision, qu'il aille lui-même le chercher, son bois. J'aimerais beaucoup le voir se servir d'une hache. Il est le seul civil que j'autorise à pénétrer dans la forêt.
    Puis il changea de ton et continua avec plus de gravité :
    - Quoi qu'il en soit, je parlerais de ce problème au prochain conseil des Seigneurs, je sais que nous ne sommes pas les seuls à y être confrontés… Il serait intéressant d'envisager une action commune. Quand vous aurez du nouveau, envoyez-moi ce jeune homme me faire un rapport.

    Ce fut un Trilyu tout gonflé de sa nouvelle mission qui passa les battants géants de la porte de bronze toujours ouverte du Palais des Gardiens de la Coutume. Il épousseta avec fierté son uniforme noir et argent en descendant les marches de l’escalier monumental, encadré d’une rangée de griffons de pierre allongés. Il était un Cavalier Céleste et les gens le regardaient toujours avec respect et admiration. En tant que protecteurs des cités et compagnons des griffons, les Cavaliers Célestes jouissaient en effet d'un énorme prestige. Nombreux étaient les jeunes garçons qui, à l'Equinoxe de Printemps de leur quinzième anniversaire, tentaient l'Epreuve. Ils étaient conduits dans les montagnes du Berceau, dans un lieu particulier tenu jalousement secret. Bien rares étaient ceux qui revenaient en serrant contre eux une petite boule de plumes piaillant. Trilyu se souviendrait toujours de son émotion, ce jour où l'œuf avait éclot entre ses mains, ce jour où il s’était senti complété comme il n’avait jamais cru que cela fut possible.
    Les trois hommes arrivèrent sur l'aire d'envol, là les y attendaient leurs montures. Même au repos, il se dégageait de ces créatures une extraordinaire impression de puissance. Tout l'avant de leur corps était celui d'un aigle. Mais quel aigle… Dans une tête au port altier, des yeux intelligents s'enfonçait au-dessus d'un large bec recourbé. Les pattes avant se terminaient par des serres tranchantes qui ne lâchaient jamais leur proie une fois saisie. Leur poitrail plumeux se prolongeait ensuite, entre leurs grandes ailes sagement repliées, par une croupe et de grosses pattes de fauve. La dernière touche au tableau était une grande queue capable d'assommer par mégarde l'imprudent qui passerait derrière un griffon sans faire attention.

    Prenant à peine le temps de caresser les plumes grises de Lunargent, Trilyu agrippa la courroie de sa selle pour se propulser sur son dos entre ses ailes. Avec une taille au garrot de près de deux empans pour les plus grands d'entre eux, il fallait mettre un peu plus d'énergie pour grimper sur un griffon que sur un banal cheval, aussi grand soit-il. Le jeune Cavalier baissa la visière de son casque sur ses yeux, puis glissa ses jambes dans les vastes replis de sa selle de cuir et resserra les sangles qui permettaient de le maintenir solidement en place quelles que soient les acrobaties auxquelles voudrait se livrer Lunargent en plein vol.

    D'un bond puissant, les griffons déployèrent leurs ailes et prirent leur essor dans une violente bourrasque. Pour Trilyu, c'était toujours un intense plaisir que de se retrouver si haut dans le ciel, le visage fouetté par le vent de la course. Sans nul besoin de rênes ou de cravache, les Cavaliers Célestes dirigèrent leur monture vers la caserne.
    Il ne leur fallut pas plus de cinq minutes pour la rejoindre. Ils atterrirent dans la vaste cour de terre battue qu'enserrait un large mur fortifié. Aussitôt descendus de leur monture, les cavaliers les flattèrent doucement avant de les conduire à leurs quartiers. Point de palefreniers dans le fort, chacun s'occupait de son griffon et n'aurait, de toutes façons, laissé ce soin à personne d'autre.
    Pour tout nouveau venu dans la caserne, l'antre des griffons était toujours à en couper le souffle. C'était une immense tour ronde d'un diamètre de deux cents empans, fait d'un amoncellement de roches plutôt chaotique. Tout le génie de sa conception avait été de créer un bâtiment fonctionnel tout en faisant croire au hasard de la nature.
    Une fois passées les énormes portes à double battant, qui elles, ne faisaient même pas semblant d'être naturelles ; hommes et bêtes se retrouvaient à l'intérieur d'un incroyable puits de roches abruptes dans la paroi duquel se creusaient des cavernes. C'était ici que les griffons venaient nicher.
    Sur le sol jonché de paille, les Cavaliers ôtèrent l'encombrant harnachement de leur monture et les laissèrent retrouver leurs congénères. Puis ils rejoignirent leurs propres quartiers dans la grande bâtisse rectangulaire, brune et plate dont l'architecture sobre et ramassée contrastait étrangement avec la tour des griffons.
    Les trois hommes se débarrassèrent de leur équipement de vol dans l'un des deux grands vestiaires qui encadraient l'entrée du bâtiment. Chacun y avait sa propre stalle à l'intérieur des parois de bois de laquelle il entreposait sa selle, ses pièces d'équipement et son matériel. Attenant à ses pièces, s’ouvraient des salles d’eau qui permettaient aux hommes la purification nécessaire après les souillures du vol ou parfois même des combats.
    Avec la permission de ses supérieurs, Trilyu se rendit directement aux cuisines. Après la journée qu'il venait de passer, le jeune homme avait besoin d'un bon remontant. Dans la fraîche pénombre de la grande pièce, assis sur un tabouret à la grande table incrustée de taches, il savoura lentement la tasse de thé fort que venait de lui servir la cuisinière. Alors qu'il enfouissait son nez dans la fumée odorante qui s'élevait du breuvage, celle-ci le couvait avec le regard maternel que seules peuvent se permettre les petites bonnes femmes rondouillardes qui vivent entourées d'hommes. Lentement, le parfum du thé dissipa les cris des bûcherons et les hurlements des hommes-félins qui résonnaient encore aux oreilles du jeune homme, et son pouvoir apaisant se répandit dans ses veines. Il avait l'impression pénible d'avoir échoué, pourtant personne n'aurait pu lui faire de reproches. Un griffon n'est pas fait pour attaquer sous le couvert de la forêt et leur présence ce jour-là dans le ciel avait plus eu le but de rassurer les bûcherons en dissuadant d'éventuels attaquants que de réellement les protéger. Et c'était ce que Trilyu avait du mal à avaler.
    Le jeune Cavalier quitta la cuisine un peu plus détendu. Il aimait beaucoup la vieille cuisinière et même s'il ne parlait pas beaucoup, il avait toujours l'impression d'être écouté avec attention. En suivant le corridor dont les dalles étaient usées depuis si longtemps par le martèlement de générations de bottes de vol, il passa devant une pièce d'où s'élevait une voix forte et professorale. Par la porte entre baillée, Trilyu sourit de voir les jeunes recrues noter fébrilement les différents types d'aliments dont il faut nourrir son griffon. Ces cours théoriques étaient tellement frustrant, alors que tout aspirant ne rêvait que d'une chose : prendre enfin son envol avec son compagnon ailé. Pourtant il leur faudrait attendre encore au moins deux saisons pour que les jeunes griffons aient quasiment atteint leur taille adulte et qu'il soit possible de les monter.
    Trilyu dépassait tout juste la salle de classe, qu'un garçon en sortit en courant, poursuivi par les ordres d'un instructeur furieux. Encore un inattentif qui allait payer sa distraction en allant nettoyer la tour des griffons. Car tout sacrés qu'ils soient, les griffons n'en demeuraient pas moins des animaux avec des besoins naturels… Lorsqu'il le rattrapa, Trilyu lui adressa un petit signe d'encouragement, lui aussi en avait passé du temps à racler les rochers et à changer la paille qui couvrait le sol, la tête pleine d'aventures célestes héroïques.
    - Ah, Trilyu ! C'est toi que je cherchais.
    Ainsi interpellé, le jeune homme se retourna pour voir Inoue, son chef d'escadrille se hâter derrière lui. Sur un signe de son supérieur, il le suivit dans son bureau. Ou plutôt dans la pièce exiguë qui lui servait de lieu de travail quand il était au sol. Ce qui expliquait que celui-ci préférât de loin les missions sur le terrain. Entre les piles de paperasses qui occupaient le terrain, Inoue pêcha une liste manuscrite sur une feuille de papier.
    - Je sais que c'est une mission délicate que je vais te confier. Mais il me semble que tu es le plus indiqué pour cela.
    Trilyu haussa les sourcils, un peu inquiété par ces précautions oratoires inhabituelles.
    - Voici la liste des bûcherons tués dans l'attaque de ce matin, expliqua son chef d'escadrille en lui tendant la feuille. Tu dois prévenir les familles de ce qui s'est produit. Etant donné que tu as assisté à tout, nous avons décidé que cette tâche te revenait.

    Ce fut la mort dans l'âme que Trilyu quitta la caserne pour retourner dans la tour des griffons seller Lunargent.

    ***


    Dans la clairière désertée par les vivants, un homme-félin seul restait. Il était agenouillé aux côtés de sa douce Shani. Avec hébétude, il caressait ses paupières qui ne s'ouvriraient jamais plus sur ses merveilleux yeux verts, ses moustaches toujours vibrantes de vie il y a si peu de temps. L'étendue de son affliction n'avait pas de limites.
    Sans lui, rien de tout cela ne se serait produit. Une seule seconde d'inattention dans le feu du combat et il s'était mis en danger. Shani avait crié pour le prévenir et s'était précipité vers lui sans souci de sa propre sécurité. Les humains avait beau être maladroits, mais attaqués ils se défendaient avec furie. Un coup de hache l'avait atteinte dans le dos et elle était tombée sans un cri.
    A ce souvenir, il eut un spasme violent. Ses mains se refermèrent sur celle, inerte, de sa compagne. Il ne pouvait se résoudre à la quitter ou à ramener son corps, comme si cela avait pu rendre sa mort définitive. Cette idée était trop insupportable. Levant la tête au ciel, il poussa un long hurlement de détresse.

    ***

    Saï sortit en courant de la maison, le corps secoué de sanglots. Son ami Trilyu venait de passer chez eux. Yoji, le frère de sa mère, le jeune oncle qu'elle adorait, avait été sauvagement assassiné par les monstres de la forêt, ces hommes-bêtes à la cruauté barbare. Pour cacher sa douleur, elle fuyait sa famille devant laquelle elle n'aurait pu l'exprimer à sa réelle mesure.
    Elle courut au hasard, là où ses pas la portaient. Les yeux embrumés par les larmes, elle n'était absolument pas consciente de son environnement. Ses pas la menèrent à travers les champs qui s’échelonnaient en étages sur les flancs de la colline. Elle gravit sans vraiment s’en rendre compte les murets de pierre qui séparaient les céréales des vignes et les vignes des vergers. Au dessus de sa tête, ne compatissant nullement avec sa douleur, le soleil de la fin de l’été brillait avec un éclat à peine terni par quelques nuages passagers. Bientôt les champs se raréfièrent et avec eux, toutes traces de l’occupation humaine. La colline devint plateau, caillouteux et escarpé. Si elle s’était retournée vers la vallée, Saï aurait pu voir les petites formes des fermes éparpillées au milieu du camaïeu de jaunes et de verts des champs, tranché un peu plus loin par la masse sombre de Kachi-Kashyu. Mais admirer le paysage était bien le cadet de ses soucis. La jeune fille continuait à s’épuiser à marcher dans les cailloux, cherchant inconsciemment à remplacer sa souffrance morale par une douleur physique plus aisément maîtrisable.
    Saï courut longtemps ainsi, tant que ses jambes purent la porter. Finalement, elle trébucha contre une pierre et tomba lourdement par terre. Là, elle resta prostrée, pleurant en silence.
    Ce fut une sensation étrange qui la tira de son affliction. Une douce chaleur semblait pulser sous elle, déversant en elle des vagues apaisantes. Surprise, elle se redressa pour découvrir qu'elle s'était affalée sur un caillou parfaitement ovoïde. Saï le toucha du bout de ses doigts curieux, c'était bien de lui que venait la chaleur qu'elle avait ressentie. La surface de la pierre était granuleuse, d'une couleur à mi-chemin entre le marron, le beige et le jaune, exactement semblable en cela à tous les cailloux alentour, si ce n'était les mouchetures bleutées à peine visibles qui la parsemaient. La jeune fille prit la pierre dans ses mains pour mieux l'observer. Ce fut alors que l'inimaginable se produisit.
    Une mince fissure apparut sur le sommet, qui s'élargit et se divisa jusqu'à recouvrir toute la surface de la pierre. Puis celle-ci éclata en morceaux, laissant apparaître un occupant ébouriffé. Effarée, Saï lâcha tout avec un petit cri. Emergeant des débris de sa coquille, la petite créature vacillait sur ses pattes, deux serres d'oiseau et deux pattes arrière plutôt léonines. Le petit griffon dégagea ses ailes et les agita furieusement, comme pour prendre la mesure de toutes les possibilités de ce corps tout neuf. Le déplacement d'air provoqué fit voleter les longs cheveux noirs de Saï devant son visage.
    - Tempête, murmura-t-elle avec émerveillement.
    Le petit animal ouvrit un large bec et se mit à piailler de toutes ses forces.
    - Douce Lilan, il a faim ! comprit-elle affolée.
    Il fallait le nourrir, mais avec quoi ? La jeune fille n'avait pas la moindre idée de ce qu'un griffon pouvait bien manger, et à plus forte raison un nouveau-né. Alors, sans réfléchir; elle eut le geste simple et stupide d'offrir la seule chose qu'elle avait à disposition. Elle tendit son doigt.
    Avec un gargouillis étouffé, le griffon se jeta dessus et la mordit jusqu'au sang qu'il commença à laper avidement. Malgré la douleur, Saï sourit de ressentir le plaisir de la faim satisfaite.
    Les premiers moments de panique passés, la brûlure cuisante à son doigt aidant, la jeune fille se mit en quête de nourriture plus adaptée, et meilleure pour sa santé à elle. Ce n'était finalement pas bien difficile, car le nouveau-né engloutit sans distinction une dizaine de chenilles juteuses, autant de gros scarabées et quelques mûres pour le dessert ; comme le souligna Saï qui ne concevait pas un repas sans dessert. Après ce festin, le petit griffon alla se percher sur les genoux de Saï, glissa la tête sous son aile et s'endormit de bonheur. Paralysé par l’incompréhension et l’incrédulité, troublée par le déversement de ces sensations animales qui n’étaient pas les siennes, la jeune fille resta longtemps ainsi agenouillée, les doigts caressant timidement la petite tête duveteuse.
    Malgré ces instants de bien-être partagé, il fallait songer à rentrer. En reprenant le chemin du retour, le griffon endormi au creux de ses bras, Saï se posait mille et une questions. Qu'allaient dire ses parents et ses frères ? Quel accueil leur ferait son père ? Peut-être serait-elle célébrée et honorée comme la première femme à avoir lié un griffon ? Elle n'y croyait pas vraiment, mais l'espoir est un petit crabe tenace qui s'accroche dans le cœur des jeunes filles.
    L'angoisse ralentissait son pas à mesure qu'elle approchait de chez elle. Lorsqu'elle arriva devant la maison, il lui sembla qu'elle ne pouvait plus mettre un pied devant l'autre. La gorge nouée, elle se décida à franchir la porte. Laissant ses sandales dans l'entrée, elle dissimula du mieux qu'elle put le bébé griffon dans son dos et s'apprêta à affronter sa famille.
    Celle-ci était tout entière réunie dans la pièce principale et les regards se tournèrent vers elle à l'unisson. Les yeux rouges d'avoir pleuré, sa mère fut la première à parler :
    - Ma chérie, je comprends ton désir d'être seule, mais tu n'aurais pas dû t'absenter si longtemps sans un mot. Nous nous sommes inquiétés, dit-elle la voix encore enrouée par les larmes.
    Saï baissa la tête et fixa ses pieds, honteuse que son aventure lui ait fait oublier leur deuil.
    - Père, Mère, pardonnez-moi, murmura-t-elle, je ne voulais pas vous donner de soucis. Mais il m'est arrivé une chose incroyable…

    La difficulté de formuler son discours lui fut épargnée. Une petite boule de plume impatiente jaillit de ses mains jointes qu'elle tenait dans son dos et atterrit à ses pieds en piaillant qu'elle en avait assez d'être trimballée. Tous les yeux tombèrent sur elle dans un silence glacé. Très rouge, Kento, son frère aîné, donnait l'impression de frôler la congestion. Mais aucun n'osait rien dire, tous attendaient la réaction du père.
    - Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-il enfin, détachant dangereusement chaque syllabe.

    Incapable de soutenir le regard de son père dans de tels instants, Saï piqua du nez sur ses orteils. On ne peut imaginer les trésors de courage qu'elle dut rassembler pour arriver à s'exprimer. Les beaux discours qu'elle avait préparés tout au long du chemin s’étaient subitement évaporés de son esprit.
    - J'ai trouvé un œuf, là-bas sur le plateau, expliqua-t-elle faiblement. Je n'ai pas fait exprès, je ne savais pas ce que c'était… Et lorsque je l'ai touché, il a éclot, d'un coup. Qu'est-ce que j'aurais pu faire ? L'abandonner, tout seul ? C'est un animal sacré et …

    - Oui, c'est ce que tu aurais dû faire ! tonna alors son père. L'éclosion de cet œuf est le pur fruit du hasard et n'a rien à voir avec toi. Retourne là-bas et laisse-le.
    A ce mensonge éhonté, le jeune Tensuke jeta à son père un regard réprobateur. Il était pourtant couramment reconnu par ceux qui s'y intéressaient que l'éclosion d'un œuf de griffon ne pouvait se faire qu'au contact d'une personne bien précise.
    Saï ignorait tout cela, l'aurait-elle su que cela n'eut rien changé à sa réaction. Son regard se durcit et la jeune fille affronta son père pour la première fois.
    - Père, c'est impossible, dit-elle simplement en osant soutenir son regard.
    Elle ne pouvait envisager cet abandon sans que son cœur ne se serrât d'une horrible manière et elle sentait la même réaction de panique projetée par le petit griffon. C'était tout simplement inimaginable.
    La mâchoire de son père se crispa. Il comprit qu'il était déjà trop tard pour les séparer. Ils étaient liés. Il pensa à l'énormité du sacrilège. Jamais cela ne pourrait passer inaperçu, ils seraient contraints de disparaître, s'exiler sur une autre île peut-être. Il devait protéger sa famille à tout prix, quoi qu'il lui en coûte.
    - Si tu choisis ce griffon en priorité sur ta famille alors que tu imagines parfaitement le scandale que cela fera ; tu peux quitter cette maison dès maintenant.
    Au milieu des cris étouffés, on put entendre la grand'mère s'écrier :
    - Bien fait pour elle ! Ça lui apprendra !
    Mais la pauvre n'avait plus toute sa tête.

    Saï accusa le coup. Mais elle ne pouvait déjà plus faire marche arrière, ce fut donc avec défi qu'elle répondit :
    - Puisque c'est ton souhait, Père, il en sera ainsi. Je partirais aussi vite que possible et tu n'auras plus de fille pour menacer la tranquillité de ta famille.

    Et sur cette tirade, craignant sans doute une bonne raclée pour son insolence malgré la perte de son statut de fille, elle se hâta vers sa chambre pour rassembler ses possessions. Son cœur battait follement d'angoisse. Comment avait-elle pu faire preuve d'une telle audace ? Etait-elle inconsciente ? Pourtant malgré sa frayeur, quelque part au fond d'elle, une Saï minuscule souriait d'avoir brisé ses chaînes.
    Quelques vêtements furent promptement empaquetés. La jeune fille y ajouta sa natte de roseau. Ces préparatifs furent plusieurs fois interrompus par des grattements contre le panneau de la porte.
    Le premier à s'introduire de la sorte fut Ten, son aîné de deux ans. Il lui glissa dans la main le couteau de poche qui ne le quittait jamais avant de la serrer dans ses bras, chose qu'il n'avait pas faite depuis qu'il avait décidé qu'être trop proche de sa soeur était incompatible de sa virilité toute neuve et de ses trois poils au menton. Puis se fut au tour de Ryuji. Les yeux rouges, même s’il n’aurait jamais avoué avoir pleuré, il lui tendit ses trésors, une grande bobine de corde et trois grains d’argent. Et pour finir, ce fut la personne à laquelle elle redoutait le plus de dire adieu qui passa la porte. Sa mère, ravalant ses larmes, la serra sur son cœur avant d’elle aussi, lui faire les présents qu’elle jugeait indispensables. Une petite trousse de soins garnie de bandages et de plantes médicinales dont elle avait appris sa fille à se servir, vint compléter son bagage ainsi qu’une somme un peu plus conséquente de grains d’argent. Seul Kento ne vint pas personnaliser son départ. Ce n’était pas vraiment une surprise mais Saï ne pu s’empêcher de songer avec amertume que son frère aîné, n’ayant toujours pas digéré son échec à l’Epreuve, avait dû prendre son arrivée avec le petit griffon comme un affront personnel.

    Ce ne fut que le lendemain au petit matin que Saï quitta la maison qui l’avait vu grandir. Sa gorge était nouée d’angoisse et ses yeux remplis des larmes des adieux. Mais elle suivait bravement sa route, soutenue par les pépiements du bébé griffon, ravi d’une promenade dans l’air frais de l’aube.

    ***


    Camouflée dans une cape sombre, une silhouette guettait dans une ruelle depuis plusieurs heures. Enfin survint sa cible, inconsciente de ce qui l’attendait. C’était le jour où Trilyu quittait la caserne pour rendre visite à ses parents. Le jeune homme n’eut que le temps de voir une main jaillir du coin de la rue pour l’agripper par son uniforme et l’attirer vivement dans la ruelle. Le Cavalier s’apprêta à frapper son agresseur lorsque le capuchon de celui-ci glissa laissant apparaître son visage.
    - Saï ? Mais à quoi est-ce que tu joues ? protesta-t-il, fâché de la peur qu’elle lui avait faite.
    La jeune fille posa un doigt sur ses lèvres. Elle avait adopté théâtralement le rôle de paria auquel on l’avait poussé.
    - J’ai un gros problème et tu es le seul à pouvoir m’aider.
    - Qu’est ce qui t’arrive ? soupira Trilyu en retenant son impatience.
    - Mon problème c’est lui.
    Et Saï rabattit le pan de sa sacoche qui dissimulait le griffon endormi. Les yeux de Trilyu s’exorbitèrent de dangereuse façon, son regard fit plusieurs fois l’aller-retour entre le visage de son amie et la petite boule de plumes.
    - Mais que… commença-t-il. Enfin comment… Mais c’est… D’où ….
    Le jeune homme suffoquait à moitié, incapable de finir une phrase. Accepter ce qu’il venait de voir remettrait en cause les piliers même sur lesquels était bâtie leur société. Impatientée, Saï pour qui cela devenait pénible, le fit asseoir sur les marches et entreprit de lui raconter ce qui lui était arrivé.

    Pendant ces explications, Trilyu ne l’interrompit pas une seule fois. Ce ne fut pourtant pas faute d’essayer, mais aucune syllabe ne parvint à franchir ses lèvres. Son bon sens était totalement impuissant devant la réalité qu’il avait sous les yeux.
    Et devant Saï si pleine d’espoir en ses capacités à l’aider, qui cherchait son regard avec anxiété, le jeune homme devait pour l’instant renoncer à se poser les questions existentielles que son amie avait soulevées. Le jeune Cavalier l’attrapa par le bras et la fit s’asseoir sur les marches à ses côtés. Il baissa instinctivement la voix car il allait divulguer des secrets réservés qu’il avait juré de ne jamais révéler aux profanes. Mais que faire ? Quels n’auraient pas été ses remords s’il avait laissé un griffon aux soins d’une personne qui n’y connaissait absolument rien ! Quant à prévenir ses supérieurs pour le lui faire retirer, c’était impensable lorsque l’on était si conscient du lien irréversible qui naissait entre le griffon et son maître _même s’il n’aimait pas ce terme_ dès l’éclosion.
    Trilyu se lança alors dans une longue dissertation. Il passa tout en revue : le régime alimentaire, les soins et l’hygiène, la croissance et les stades de la vie, sans oublier surtout cette herbe particulière si nécessaire à leur santé. Il lui expliqua patiemment et Saï tentait de faire tenir toutes ces informations dans son crâne.
    Enfin, il sembla au jeune homme qu’il avait fait le tour.
    - Tu dois te souvenir de tout. Tu en es consciente, n’est-ce pas ? N’oublie pas que ce griffon est sous ta responsabilité.
    Saï hocha vivement la tête.
    - Tu peux me faire confiance, je ferais de mon mieux.
    Après un instant de silence, elle reprit avec un peu de gêne.
    - J’aurais une dernière question à te poser, s’il te plaît. Euh… tu pourrais me dire si c’est un mâle ou une femelle ?
    Trilyu ne put retenir un large sourire, mais il secoua cependant la tête.
    - Les griffons ne sont ni l’un ni l’autre…
    Les yeux de Saï s’élargirent. Par sa proximité quotidienne avec le bétail de leur ferme elle en savait largement plus sur certaines choses que ne l’aurait souhaité ses parents, et qu’il convenait à une jeune fille bien élevée.
    - Quoi ! Mais comment…
    - Ne me demande pas plus d’explications, l’apparition des œufs reste un mystère, coupa Trilyu.
    Le jeune homme se releva, n’ayant aucune envie de se lancer dans une discussion embarrassante sur la sexualité animale avec son amie.
    - Que vas-tu faire maintenant ? lui demanda-t-il.
    La jeune fille secoua tristement la tête.
    - Je ne sais pas. Nous prendrons sans doute la route du Nord, elle est moins fréquentée que celle de Derusto et ensuite… que le Griffon Gardien nous protège….
    Saï serrait nerveusement ses mains l’une contre l’autre avant de les faire disparaître dans son sac pour y chercher le contact réconfortant d’un plumage soyeux, comme elle allait souvent le faire par la suite.
    Et c’est ainsi que les deux amis se séparèrent, incertains de ce que l’avenir pouvait réserver à une jeune fille seule en compagnie d’un griffon qui était pour tout le monde impossible qu’elle possédât.